Un paradigme est une vision vastement acceptée.
Il y en a un que je souhaite combattre vivement parce qu’elle génère des comportements que je trouve inintéressants.
De nombreux avis en impros se basent sur l’idée qu’on ne peut pas atteindre la qualité d’un texte ou d’une pièce écrite en impro. Récemment, un article sur Impro-Bretagne, soulignait encore ce paradigme !
Qu’est-ce qu’implique ce paradigme :
- qu’une histoire s’écrit mieux en commençant par la fin, et que lorsqu’un écrivain produit un roman, il connaît la fin quand il commence à l’écrire,
- que pour produire un chef d’œuvre, il faut beaucoup de corrections et de rectifications du premier jet,
- qu’un spectacle d’improvisation sera moins bien qu’un spectacle répété.
Cette conception très largement répandue induit les comportements suivants :
- on prévoit, on anticipe, on prépare, au lieu de rester dans le moment
- on ose pas raconter des histoires, on le fait mal
- on ne cherche pas l’excellence par complexe d’inferiorité.
Pourtant le paradigme est tout simplement faux ! Du moins incomplet !
A écouter les artistes interviewés à la radio ou s’exprimant sur ted, on réalise que des tonnes d’écrivain écrivent sans connaître la fin, et découvrent leur livre au fur et à mesure qu’ils l’écrivent, et n’ont pas de plan en tête avant de le commencer. C’est peut-être notre éducation qui nous apprend à faire un plan en 3 parties avant de nous lancer dans la rédaction qui nous empêche de nous jeter dans une histoire sans l’anticiper.
On réalise également, à les écouter, qu’une proportion énorme des œuvres sont réalisées d’un jet, en écriture, en peinture, en musique… Ça n’en fait pas de moins bonnes œuvres ! Parfois au contraire !
Il existe des méthodes et des théories que les artistes connaissent instinctivement ou explicitement et qu’ils utilisent dans leur récit.
De la même façon, ces outils sont utilisables en improvisation et ont été très décrits par Keith Johnstone.
Ainsi, je crois qu’un spectacle d’impro peut être meilleur qu’un spectacle écrit, mais que ça demande un investissement et de l’énergie, et pas ce côté : « c’est pas grave, c’est de l’impro », qui fait que les spectacles se passent dans des mauvaises conditions de visibilité, d’éclairage, de musique, de costume…
Arrêtons d’anticiper, lançons nous dans l’inconnu, et admettons que nous sommes des artistes capables de produire de vrais morceaux de théâtre.
Ze Bible :
« Why should an audience be expected to lower its standards if they know that a show is unscripted? Would a disgusting meal taste better if the waiter said, ‘Ah, but the chef is improvising!’ The truth is that people come for a good time and nobody cares how the scenes are created except other improvisers. Dario Fo was entertaining seventy thousand people in a football stadium when lightning began ripping across the sky, so he launched into an impromptu debate with God. Was heimprovising? Mightn’t he have been basing it on old material? Who cares? It must have been wonderful either way. »
« If the process is good, I assume that the end-product will be good. This stops me believing that an improvised scene has ‘quality’ if it resembles a written scene (as though improvisation were just a step on the road to conventional theatre). »
Intéressant! Et rassurant!
Il me semble tout de même qu’il y a un élément qui est différent en impro, par rapport à la mise en scène d’une un pièce écrite, c’est la place du sous-texte.C’est à dire qu’il n’y a pas que l’écriture qui est improvisée, le jeu l’est aussi.
Le comédien de théâtre écrit se forge un sous-texte (au moins si l’on s’attache aux théories de Stanislavski, Strasberg et compagnie) pour donner des comportements à son personnage en fonction du texte.
Le comédien d’improvisation, lui, écrit avant tout le sous-texte et c’est de là que le texte va émerger. Enfin, c’est ce que j’essaie de faire et de proposer dans mes ateliers.
Donc le chemin est inverse. La réalité que le comédien de théâtre écrit doit générer en mettant en place une scène naît naturellement en improvisation. Dans un cas c’est le texte qui génère les actes émotionnels et physiques justifiant ce dernier, dans l’autre ce sont les actes émotionnels et physiques qui génèrent le texte (ou peut-être un peu tout en même temps?).
Donc j’aurais tendance à penser que l’improvisateur n’utilise tout simplement pas les mêmes outils que l’auteur ou le comédien. Il propose un spectacle sans doute moins bien écrit (encore que, comme tu l’as montré…), mais bénéficie d’une réalité et d’une spontanéité qui n’est pas accessible facilement au comédien qui se trouve face à une pièce écrite.
Non?
En fait, je pense que les improvisateurs devraient avoir exactement la même démarche que l’écrivain :
L’écrivain écrit pour exprimer quelque chose qu’il ne sait pas vraiment définir lui même… Ensuite, les comédiens et lecteurs en font l’interprétation, mais qui n’est jamais unique, et que l’artiste n’a pas écrit consciemment.
Je pense que tout devrait émerger en même temps, même si effectivement le langage corporel et physique est bien plus important que les mots, et qu’on communique bien plus par le corps, la voix, que par les mots, et que le texte vient en complément.
Après, il y a un équilibre à trouver. Si des joueurs montent en se disant : faisons une scène sur les veuves de guerre où on montrera leur solitude et que la guerre est une horreur, la scène qui suivra sera peut être bien, mais jamais grandiose, parce qu’on aura imposé une vérité intellectuelle subjective en forçant son regard sur une situation dans la scène (comme on le ferait en écrivant un livre dont on connaît la fin). On peut également se lancer en se disant : faisons une scène avec une veuve de la guerre, et voyons ce qui sort, et découvrir que la scène montre que la veuve a su se remettre en selle, s’est remariée, et peut être que la scène était en fait une scène sur la force de la volonté humaine malgré le malheur.
Mais on ne peut pas voir émerger ce genre de scènes si on anticipe. Le seul moyen est de rester sincère et dans le moment, et de laisser la scène prendre soin d’elle même.
Sur le fait qu’un texte écrit sera toujours supérieur à un improvisé : je pense que la grosse différence, c’est que nous devons réserver une part de nos spectacles à l’échec, il y a donc des déchets. Si on arrête de se planter, c’est qu’on ne prend plus suffisamment de risques ! Donc à l’échelle du spectacle, il y aura toujours des parties moins bien. Mais si on se laisse vraiment porter par le moment et l’évidence, on peut obtenir des résultats supérieur au texte, parce qu’on aura créé une scène qui sera juste et vraie au moment présent et unique.
http://www.ted.com/talks/sarah_kay_if_i_should_have_a_daughter.html
C’est vraiment cette idée : « Le seul moyen que j’ai de comprendre quelque chose, c’est d’écrire un poème à ce propos. Parfois c’est à la fin du poème que je réalise : « ah, mais c’est de ça dont ça parlait ! » »
Il y a beaucoup d’histoires (romans, films…) qui sont inspirés de faits réels. Et les faits réels ne se déroulent pas en prévoyant la fin. La réalité s’improvise toute seule et donne des histoires tout à fait potables !